J’ai ouvert un café. On fait comment, partant de rien? Ici, il est possible de retrouver les débuts de l’aventure: la planification, les idées et le réseautage.
Des institutions comme GastroSuisse proposent, par canton, des cours pour savoir comment ouvrir un café. Ils sont primordiaux voire obligatoires, si l’on n’a pas d’expérience ou que l’on ne peut pas compter sur l’expérience d’un·e membre de son équipe (pour autant que l’on ne soit pas seul·e). Ici, j’aimerais montrer une facette un peu différente de l’ouverture d’un café. Une histoire sensible, car personnelle, partagée. Et une histoire très factuelle, car composée de nombreuses étapes. Un récit très subjectif, issu d’une première expérience, qui ne doit pas être pensé comme un modèle, car de nombreuses choses n’ont pas été faites correctement – ou auraient pu être planifiées autrement (mieux). Ce récit se veut inspirant, ouvert, honnête, émotionnel. Il veut montrer une autre façon de voir, et de faire les choses.
Le 16 mars 202 arrive ce que personne n’aurait pu prévoir:
Le covid19 sévit si durement que le (semi-)confinement est déclaré.
Nous avons commencé les travaux de la WerkStadt Lorraine début mars. Après le désamiantage, nous nous sommes attelés à la dure tâche de la construction du plafond anti-feu.
3 semaines de travail.
5 personnes au maximum dans la même pièce.
2 mètres de distance.
223 plaques de plâtre.
140 kg de plâtre.
1 plaie avec du sang.
2 litres d’ammoniaque.
90m2 de plafond.
Pour des raisons de budget, nous faisons ces travaux nous-mêmes. Nous avons prévu 40’000.- de budget pour les travaux, les heures de travail n’étant pas rémunérées. En travaillant avec des externes, nous aurions eu besoin de 250’000.-. Nous avons pu acheter le matériel via une entreprise de travaux que nous connaissions, profitant ainsi des prix professionnels, et des horaires d’ouverture. En effet, les magasins sont fermés pour les privés, il n’est plus possible de bricoler – coronavirus oblige.
Nous faisons ces travaux nous-mêmes, bien accompagnés. Le coronavirus a été une chance pour nous. Nous avons pu profiter d’aides bénévoles, de gens qui venaient seul ou en couple, nous aider, prendre un peu l’air et voir autre chose que les quatre murs de leur propre appartement. 91 personnes nous ont aidé sur toute la durée des travaux (3 mois). Plus de 2500 heures bénévoles! C’est magique et nous sommes tellement reconnaissants!
Nous faisons ces travaux nous-mêmes. Le plafond sera finalement, et c’est obligatoire, contrôlé par une entreprise spécialisée (des amis en l’occurence). Par ce contrôle, ils sont responsables de la qualité du plafond, chose primordiale!, notamment à cause des risques incendies.
Il faut le dire, on n’est jamais assez préparé. Il y a des dizaines (des centaines!) de petites choses à discuter et à décider sans cesse: peint-on le plafond avec le plâtre, combien de couches, de couleur, avec quelle structure, avec quelles peintures? Nous décidons, après 2 couches de plâtre, de le laisser brut, restant ainsi fidèles au lieu – un ancien atelier de constructions métalliques. Nous sommes en contact quotidien avec l’architecte qui a une vue d’ensemble du projet et sait ce qui doit encore venir et être décidé. L’architecte est une personne à risque et ne viendra que très peu sur place: nous la tenons au courant grâce aux moyens digitaux. Nous apprenons, comme beaucoup, à nous servir de zoom.
Ravi (qui cuisine maintenant chaque lundi des currys du nord du Sri Lanka à la WerkStadt Lorraine), nous apportait de quoi manger, tous les jours. Nous avons pu goûter 69 currys différents. Quasiment tous végétariens. Un pur plaisir gustatif, à partager!
En parallèle aux travaux, il faut planifier la suite: l’offre du café, du magasin, le matériel, la vaisselle, les appareils, la communication, le système de réservation de l’espace, la création de l’entreprise, les statuts, … Heureusement que nous travaillons moins. Grâce au chômage partiel, la WerkStadt Lorraine a pu ouvrir ses portes aussi rapidement. Oui.
Suite à la mise à l’enquête, nous attendons toujours le permis de construire. En fait, nous avons déjà commencé à construire, sans avoir le permis définitif. Nous recevrons le permis définitif qu’en mai 2020. Heureusement que nous n’avons pas attendu ce moment-ci pour débuter les travaux. Nous étions en contacts étroits avec différents départements de la ville et du canton, nous avions un bon ressenti.
La suite des travaux:
- Fassade
- Electricité
- Chauffage
- Aération
- Peinture
- Bar
- Sol
Il n’est pas simple, en équipe, de décider de construire et rénover un tel endroit brut et vide. Nous avons fait des aller-retours multiples, notamment pour l’électricité et l’ameublement. Tout est étroitement lié. La câble tiré pour l’électricité passe-t-il par ici ou pas? Où plaçons-nous les lampes? Au-dessus des tables? Mais où plaçons-nous les tables? Quelle est leur taille? Combien en avons-nous? Aucune idée. Les tables, nous les avons reçues d’une confiserie qui a fermé ses portes. Et nous les avons reçues 2 jours avant l’ouverture. Nous avons donc placé l’électricité sans les tables.
Ce genre de questionnements était récurrent. Finalement, nous avisions étape par étape, de manière situative. Nous n’arrivions pas à planifier, tant les inconnues étaient grandes. Par exemple: quand arrivera le bois pour le bar? Que fait-on entre-temps? Que peut-on faire? Que doit-on faire à quel moment? Le travail avec les bénévoles est riche et extrêmement plaisant. On passe beaucoup de bon temps. Mais c’est intense et demande beaucoup de préparation, d’organisation, de coordination. Combien de fois ai-je dû annuler, changer de date, demander une adaptation? Nous étions à la fois très organisés, c’est dans ma nature, et nous devions être spontanés. Nous devions aussi être ouverts, aux changements et être compréhensifs, transparents. La communication était primordiale entre nous et les bénévoles. Et je crois que nous l’avons bien fait, car nombre d’entre elles et eux sont revenu·e·s.
Les semaines passant, les contacts se développent et nous trouvons un colocataire d’un ami qui s’avère être électricien. Avec un grand coeur, il est d’accord de nous aider. Nous pouvons économiser ainsi plus d’une dizaine de milliers de francs. Comme pour le plafond, une entreprise externe est venue faire le contrôle final. Tout est en ordre.
Notre équipe, six personnes, est nouvelle et peu soudée, c’est normal, nous nous connaissons encore peu en ce mois de mars 2020. Le coronavirus n’a pas été une aide pour une plus grande collégialité. Les risques, la peur, les émotions personnelles et les incertitudes ont laissé une trace un peu amère sur cette période. Nous avons eu beaucoup de discussions. Nous avons traversé la phase storming connue de chaque projet. Nous sommes toutes et tous bénévoles et donnons de notre temps pour ce projet qui est un projet de coeur. Nous avons donc essayé de mieux respecter au mieux les avis des autres, d’argumenter, d’être ouvert et de faire confiance. Les points d’accroche entre les compétences de l’architecte Andrea et de l’équipe de construction avec Chrigu et Sile étaient nombreux et il n’est pas toujours facile de se distancer d’une relation mandaté-mandataire « je dis ça – vous faites ça », qui est implicite dans un projet qui n’est pas bénévole. C’est sûr, il aurait été beaucoup plus simple de mandater des entreprises externes pour faire les travaux. Nous n’avions pas le budget. Mais même – aurait-ce été aussi sympa? Aurait-ce été autant « notre » café?
Le coronavirus sévit et nous commençons à réfléchir au futur: pourra-t-on ouvrir en juin, comme prévu? Quelles sont les alternatives? Nous sommes en contact avec la propriétaire de la maison. Nous pouvons payer un loyer qu’une fois le café ouvert.
En avril, nous avons débuté les entretiens d’embauche pour trouver nos hôtes. En effet, nous ne cherchons pas du personnel de service, mais des hôtes impliqués qui font vivre le lieu et qui décident, avec nous, de son futur et de l’offre proposée.
Nous sommes probablement le seul café à Berne à proposer du travail pendant cette période du coronavirus. Nous recevons 53 candidatures avec une seule annonce sur le web. Nous en retenons une vingtaine, invitons finalement 10 personnes à se présenter, et nous en choisirons cinq. Nous sommes transparents: nous n’avons aucune idée comment la situation sanitaire va se développer. Nous proposons du travail, sans pouvoir pourtant proposer une date de début précise. Nous rencontrons des personnes bienveillantes et très compréhensibles, ouvertes. Nous ressortons fatigués des entretiens, mais riches de nouvelles connaissances.
Le projet devient, avec les entretiens d’embauche, plus réel. Nous allons ouvrir un café.
Le mois de mars a été intensif. Nous avons passé beaucoup de temps avec les bénévoles à préparer les lieux. Ce sont des moments physiquement fatiguant. Et nous avions quelques exigences. Nous ne voulions pas faire venir des gens pour qu’ils se tournent les pouces. Nous ne voulions pas faire venir des gens, alors que le matériel n’était pas présent sur place. Nous devions faire attention à la distance et à la mixité. Nous voulions leur proposer des en-cas et un repas de midi agréables. Une bière pour l’apéro. Après-coup, je remarque à quel point cette période était riche en échanges et en rires. Nous avons eu beaucoup de plaisir et créer un lieu qui n’appartient pas qu’à nous six, mais 91 personnes, au moins. Sans les bénévoles, nous n’aurions pu ouvrir le 15 juin 2020. Nous les remercions infiniment.
PS: lors de la construction et rénovation de la WerkStadt, nous avons trouvé d’anciens journaux des années 1950-1960, servant à boucher certains trous dans la plafond. Une mine d’or pour l’historien en moi!