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Du champ à l’assiette: une mise à mort

Cet article est long, alors qu’on en lit pas volontiers longtemps sur un écran.

Cet article ne contient pas plus d’images, car un être vivant est mort.

Cette étape de la vie de l’animal est décrite en mots, car les mots – ici – sont plus forts que les images.

Et surtout par respect pour l’animal. 

Depuis des années, je m’intéresse à la production de viande, à l’élevage d’animaux destinés à la viande. Connaître tous les détails du système est un long chemin. Connaissant un éleveur de bœufs Limousins dans le canton de Vaud, après plusieurs contacts, j’ai pu assister un précieux moment, unique, souvent banalisé.

J’ai assisté à la mise à mort d’un bœuf de quelques mois dans un petit abattoir dans la Vallée de Joux. 

Voilà bien deux ans déjà, en 2018. Mettre des mots sur cette expérience voyeuriste n’est pas simple. Ceci est donc un essai, et je prie les lectrices·teurs de leur compréhension.

J’ai été accueilli par Marianne et Alain, éleveurs et paysans, lors de mon arrivée peu avant 13 :00, un lundi après-midi de juillet 2018.

La bête est déjà dans la camionnette signalisée « animaux vivants », dans le hangar de stabulation libre, à l’ombre. Les températures sont élevées. Un café accompagné de quelques mots, cet événement pour moi exceptionnel est commun pour le couple, un rituel, pour les bœufs qu’ils tuent (3 à 8 par année) pour la vente directe (1/8, ¼, ½).

Ils n’ont pas uniquement des boeufs (concrètement: des mâles adultes castrés), mais surtout des vaches (allaitantes), des génisses (des vaches non allaitantes, car elles n’ont pas de veau), et des veaux. Je parlerais ici de bovins.

Le reste des bovins non vendus en vente directe, tous labellisés NaturaBeef, est destiné à la Coop ou à la Migros. Les vieilles vaches allaitantes sont destinées à d’autres acheteurs, McDonald par exemple – pour faire de la viande hachée, ou des bouchers du coin.

Le chemin de l’élevage jusqu’à l’abattoir dure une trentaine de minutes. Je me demande si c’est long. Alain m’explique que les vaches ont l’habitude d’être transportées en camion, dans ce type de camionnette, car elles sont déplacées d’un champ à l’autre, non pas à pied, mais en camionnette. En été, celles-ci sont déplacées sur une montagne près de Gstaad (car tous les coins proches de l’élevage sont réservés!). Donc elles sont transportées, du moins jusque dans le Simmental, en camion, chaque été.

Un veau vit 6 mois pour être viande à la Coop. Un bovin vit 11-12 mois, pour être viande de boeuf, à la Coop aussi. En vente direct, environ 14 mois. Alain me dit qu’il pourrait les garder plus longtemps, mais la viande développe un autre goût, apparemment moins apprécié par les consommatrices·teurs.

Elles roulent ces vaches donc. Si elles aiment vraiment ça, on ne sait pas. Des cris, j’en ai pas entendu. Il semblerait qu’elles y soient un minimum habituées. 

Arrivés à l’abattoir, on nous attend. Les deux bouchers sont là, prêts. Les lignes suivantes, longues, se sont réellement déroulées en moins de deux minutes. C’était extrêmement rapide.

La camionnette s’est parquée sur le côté de l’abattoir, jusqu’à ce que la porte sur le côté soit placée vers un portail étroit d’un mètre. La porte est ouverte, la barrière également, la vache sort la tête. Elle a des gros yeux. Elle reconnaît son « patron », Alain, en le voyant, et à sa voix. Il lui demande de sortir, il nous dit avoir confiance et pense qu’elle sortira toute seule, entrera dans le portail, suivra le chemin long de deux mètres entre deux barrières et se retrouvera dans l’abattoir de suite. L’éleveur connaît bien sa vache: elle sort, fait le chemin qui lui est réservé, et arrive, la tête entre deux barrières, le cou coincé, dans l’abattoir. Et elle reçoit un électrochoc dans la tête. A la seconde même, elle n’est plus des nôtres. Je n’ai même pas eu le temps de regarder ailleurs, je n’ai pas eu le temps d’avoir peur. La vache reçoit un deuxième coup – pour être sûr me dira le boucher. Pour être sûr, alors qu’il me précise qu’elle « était bien morte à la première ». L’animal tombe automatiquement sur le flanc, le portail peut s’ouvrir sur le côté, elle est traînée (oui) sur le sol propre, sans aucune goutte de sang (ils ont abattu 8 cochons dans la matinée – on est vraiment dans un petit abattoir!), puis évidée de son sang par un coup de couteau dans la gorge. Là, c’est impressionnant. Bien plus que la mise à mort stricto sensu. Il y en a une quantité de sang. L’animal est suspendu à une chaîne en métal, pendu en l’air. Et les deux bouchers, une jeune apprentie, l’éleveur et sa femme (venue spécialement pour ma présence) – en silence – attendent 3 minutes. Je vis ce moment comme une sorte de cérémonie d’enterrement. Ils ont l’habitude de faire ceci pour « être sûr qu’elle soit morte ». Sorte de rite quelque peu inexplicable. 

Puis commence la découpe de l’animal : par la tête. La tête est enlevée et laissée de côté, le vétérinaire doit venir la vérifier (dans la joue), si elle contient des vers solitaires (larves), et donc savoir si le foie par exemple est malade. Les quatre pattes sont découpées, jetées et destinées à l’incinération. L’animal n’est plus suspendu, mais est posé sur une sorte de brancard, à hauteur d’homme. On voit la chaleur du corps de l’animal s’évaporer dans la chambre aux températures bien fraîches. Puis la peau est soigneusement, très soigneusement retirée (j’étais impressionné par le soin, la précision, l’application et le respect des bouchers, de leur travail), puis enlevée, tirée, à la main. Puis finalement mécaniquement, l’animal étant accroché – à nouveau – aux poulies, la peau, lourde, est tirée et déposée dans un coin.

Le torse est ensuite ouvert, laissant tomber rapidement les abats dans une sorte de brouette : l’estomac est énorme, encore rempli d’herbes, la vache étant encore dans les champs jusqu’en fin de matinée. Avec précaution, l’estomac est ouvert et l’impressionnante quantité d’herbes est enlevée, mise de côté, elle sera revendue, mélangée au purin, étalée sur les champs. La raison est pécuniaire : le boucher m’explique qu’autrement, il doit payer le poids à 70ct le kilo pour la faire incinérer, alors encore à peine mâchée par la bête, en pleine fermentation. Près de 20 kilos d’herbes sont dans cet estomac, soit à peu près 15.- de dépenses, non nécessaires. Le foie est mis de côté, les rognons, le cœur, les poumons, selon les éleveurs, certains morceaux sont laissés sur place (revendus par le boucher lui-même), ou pris plus tard pour la vente par l’éleveur. Le foie sera contrôlé par le vétérinaire cantonal. Les vers qui s’y trouveraient ne sont pas une indication de santé de la bête (contrairement à un abcès ou à des fractures / maladies): ils se trouvent dans l’herbe mangée par les vaches. Lors d’un été sec, comme celui de 2018, il y a beaucoup de vers qui ressortent de la terre et se retrouvent dans l’herbe. 

La bête est ensuite – avec précision toujours – découpée. On enlève certains bouts de viande et elle est apprêtée. Les deux grandes moitiés seront ensuite mises en chambre froide, l’arrière train rancira pendant trois semaines sur os, l’avant une semaine. Lors de la venue de l’éleveuse pour récupérer la viande (car de l’animal à la bête – nous passons à la viande, les termes modifient notre discours et, j’en suis certain, la manière selon laquelle nous considérons ce que nous avons sous les yeux), l’éleveuse sera en compagnie du boucher pour décider avec lui, de la grosseur de chaque morceau. 

Je m’étais attendu à quelque chose de plus effrayant en planifiant cette après-midi. Je n’avais jamais vu de mes propres yeux, en vrai de vrai !, une mise à mort d’un animal. Jamais. Ce n’est pas nécessaire non plus. Mais c’était un besoin de ma part (voulant me prouver à moi-même quelque chose? car je suis carnivore et je mange des animaux, que je ne tue pas moi-même). Pour comprendre ce que je mange. Pour pouvoir mieux expliquer ce que notre alimentation implique. J’ai été impressionné par le soin des bouchers au travail, par la sensibilité de l’éleveur en parlant de sa vache, bien qu’il décide de prendre une vie à un être vivant qui pourrait vivre encore longtemps (et qui n’a pas décidé de mourir). Sa sensibilité était bien présente et son amour pour les vaches se ressentait. A son échelle (60 bêtes), il les connaît quasiment individuellement, il reconnaît les « copinages » par exemple, car oui, les vaches sont copines, ou ne le sont pas. Un peu comme les humains. Certaines vaches s’entendent bien entre elles, d’autres non. Certaines prennent plus facilement le lead, notamment pour faire le chemin dans les montagnes l’été, certaines restent auprès du taureau, d’autres moins. Elles ont un caractère. 

Il est légitime de se demander si nous avons le droit – nous humains – d’enlever la vie à une vache parce que nous le décidons nous-mêmes. Il faut en être conscient. En mangeant de la viande, nous soutenons un système qui tue (et je ne dis pas ici que manger des légumes ne tue pas, bien au contraire).

65 millions d’animaux sont abattus chaque année en Suisse. Et malheureusement pas toujours dans de telles conditions, décrites ici. Ici, du transport à l’abattoir, de l’attente dans la camionnette à la mise à mort, tout était très structuré, tel un protocole minutieusement réfléchi, respectueux au mieux de l’être vivant.

C’est de la viande comme celle-ci que je souhaite manger, d’un animal que j’ai pu voir dans les champs, d’un animal que j’ai pu voir au calme et sans signes de stress extérieurs, d’éleveurs attachés, conscients, de bouchers appliqués. 

Bien plus que de voir cette étape cruciale de la vie de cette vache, j’ai pu plonger dans le quotidien de deux métiers différents, éleveurs, bouchers. J’ai pu ressentir le plaisir, la disponibilité et l’envie de partager un bout de leur vie, de leur passion, de leur métier, lors de nos discussions. J’ai pu ressentir une ouverture à laquelle je ne m’attendais pas, une transparence. J’ai pu aussi ressentir de la peur, plusieurs fois, lorsque l’on nomme le mouvement vegan, des vidéos d’abattoir où le travail de collègues du même corps de métier n’est pas fait dans les règles de l’art, de la perte d’un métier aussi – celui d’un boucher qui abat, de l’emprise d’un système sur les éleveurs et producteurs de céréales et fourrages, de la complexité du système, des subventions notamment auquel ils sont dépendants, qu’ils auraient envie de quitter, et en même temps, qu’ils ne veulent pas, car la prise de risque est toujours un facteur important, et que finalement « nous élevons des vaches ! et nous ne sommes pas encore en plus vendeurs, gestionnaires d’entreprise, avec des employés, nous sommes éleveurs ». C’est tout. Ce n’est pas tout, justement.

Posted in Alimentation, Histoires, Rencontres

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